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ENS garage
23 décembre 2007

Un beau ténébreux

    Louis Poirier est parti hier pour d'autres Rivages... Déjà les journaux exhument les quelques Entretiens que cet homme discret avait parcimonieusement accordé çà et là ; mais sa Préférence allait à la solitude de l'écriture, et c'est depuis cette réserve intime que ce petit professeur nantais refuse le prix Goncourt en 1951. A la fois moine reclu, parachevant jusqu'aux Lettrines de ses ouvrages perfectionnistes, et Balcon ouvert sur autant de paysages que la forêt, les vagues Collines, les falaises, les grands Chemins, et la Presqu'île de sa chère Bretagne pouvaient en offrir, Julien Gracq nous livre jusqu'à La Forme d'une ville qui lui est chère... En lisant, en écrivant, il nous ouvre avec Liberté grande les portes de son oeuvre-Château

"Cela se passait pendant les années de la guerre de 1914-18 ; le tramway, la savonnerie, le défilé glorieux, majestueux, du train au travers des rues, auquel il ne semblait manquer que la haie des acclamations, sont le premier souvenir que j’ai gardé de Nantes. S’il y passe par intervalles une nuance plus sombre, elle tient à la hauteur des immeubles, à l’encavement des rues, qui me surprenait; au total, ce qui surnage de cette prise de contact si fugitive, c’est—montant de ses rues sonores, ombreuses et arrosées, de l’allégresse de leur agitation, des terrasses de café bondées de l’été, rafraîchies comme d’une buée par l’odeur du citron, de la fraise et de la grenadine, respiré au passage, dans cette cité où le diapason de la vie n’était plus le même, et depuis, inoublié – un parfum inconnu, insolite, de modernité. Et ce parfum reste lié, est toujours resté lié pour moi à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs secrets, presque érotiques, de la ville se libèrent. J’ai aimé, certes, par la suite, le Nantes reclus, encapuchonné, des pesantes brumes d’hiver, le dé perforé, rougeoyant à tous ses trous, au coin des rues, du brasero des marchands de marrons grillés et des marchands de galettes de blé noir. Mais l’été reste pour moi, depuis mon premier contact avec elle, la saison fatidique de la ville qu’on a appelée Nantes la Grise. Dès que les chandelles roses et blanches des marronniers commencent à illuminer les Cours, dès que les feuilles des magnolias du Jardin des Plantes retrouvent leur luisant neuf, ces indices à peine perceptibles de la saison élue me montent à la tête, et ce que même l’explosion orchestrale du printemps de la campagne ne pourrait me faire éprouver, le simple sentiment de la soudaine mollesse de l’air le réalise: la chaleur sensuelle d’un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues."

Julien Gracq, La Forme d'une Ville, 1985

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Commentaires
L
Un bel hommage posté par une "belle ténébreuse".<br /> Merci Raphaëlle !
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