Des souris et des khâgneuses
Avec les araignées, on pensait avoir touché le fond : pour tout vous dire, je commençais à comparer les charmes de ces petites, et j'en étais même à la trouver pas mal, cette brunette qui crèche dans une toile au-dessus de mon lit, avec ses gambettes - pas épilées, soit, mais des cuisses plutôt bien roulées, et en huit exemplaires avec ça... A la longue, on se blase : on ne sursaute plus quand au petit matin juste avant de partir, on en voir une, perchée à côté de la serrure à laquelle on allait donner deux tours de clefs, mais on s’exécute nonchalamment et tout en s’éloignant on jette au passage un jovial : « A plus, Gilberte ! » ; c’est le métier qui veut ça.
Mais là… Un rat.
Efflanqué, les chailles comme des lames de Gilette, les gobilles noiraudes et qui brillent dans le noir, des esgourdes pas plus grosses que mon ongle (mais t’en fais pas qu’elles entendent, quand il s’agit de contourner le proprio) - le nez juif, à coup sûr. Sournois, une de ces bestioles qui vous glissent entre les mains comme la savonnette de sept heures du mat, quand on pionce encore à moitié. Avec lui, c’est pareil : on est trop lent, trop lourd, plus on veut l’rattraper, moins il faut y compter. Alors il marque sa supériorité, il nous nargue : une semaine déjà qu’il a assaisonné l’air de la cuisine avec une note de son cru – « Pissouille de nuit », ça s’appelle.
On a bien essayé les menaces, le poison, et d’autres pièges subtils comme de l’attendre au coin du couloir, prêtes à lui balancer le Gaffiot dessus ; rien n’y fait, il court toujours…
Seulement voilà, à malin, malin et demi comme on dit, et le rat pourrait bien avoir du fil à retordre avec la paire de khâgneuses que nous sommes. Après avoir pas mal gambergé à son sujet, on a résolu tout net de lui tendre le piège de sa vie (en jurant bien que ce serait le dernier) avec un appât du tonnerre de Goethe… Pour sûr qu’on allait le chopper.
C’est au bahut qu’on a trouvé l’idée : le carnaval. Des semaines qu’on l’avait là, juste sous le museau, à notre portée… Tout le monde ne parlait que de ça : une sacrée tradition là-bas (et en khâgne, on ne plaisante pas avec la Tradition). Alors à force d’en causer, on a fini par tilter : rat, carnaval, appât, rat naval, appât, rat, apparat…
Des souris !
Comment un rat pourrait-il résister à une paire de mignonnes grises comme ce mardi gras, ce mardi-là, pluvieux et froid, où nos deux rat-vissants appâts se rat-menèrent au lycée en tenue rat-friolente…
Après quelques séances de pose au sein du lycée (où elles purent vérifier que le subterfuge fonctionnait à merveille, puisque tout le monde ne voyait plus que le rongeur caché en elles), nos deux créatures s'en furent de par les rues pour aller jouer les rats de bibliothèque chez Mr Darcy.